LE FOULARD sur Mon CHEMIN
Encore petite fille, je marche sur un chemin que je qualifierai de "quelconque", peu d’arbres, presque pas de fleurs, pas d’herbe, il fait très chaud !
Ce chemin, je l’appelle Mon chemin, il traverse mon village, il me permet d’aller de la maison à l’école, de l’école au jardin ; quelques commerçants, de rares voitures, des passants.
Je ne vais jamais jusqu’au bout du chemin, pourquoi faire ? J’ai tout à portée de la main.
Les années passent, tranquilles, enfin des petits soucis, en grandissant j’avance plus loin sur mon chemin. Pour me rendre utile, je vais aux commissions, je rencontre une amie où simplement je me promène, je grandis imperceptiblement, le chemin change avec moi, pour se mettre à ma taille peut être, il s’élargit, une main invisible le toilette très souvent, il embellit.
On va même jusqu’à planter des arbres, installer des bouquets, le parer en quelque sorte ; mais moi, tel qui l’était, je le trouvai très bien, ce chemin.
Les plantations s’épanouissent, il devient charmant ce chemin, mais il ne m’appartient plus, une autre dimension, plus de passants, plus de boutiques, des petits enfants, une foule....
Alors c’est logique, j’avance encore plus loin, en grandissant il me faut plus d’espace. Et je réalise, tout à coup, que ce chemin mène à la plage.
Un jour de guerre, je quitte l’Algérie et le chemin qui m’a vu grandir. Tristesse.
Je prends d’autres habitudes, dans ma rue j’avance tantôt rapidement, pressée par une volonté de me sentir adulte, indépendante, mais quelques fois aussi je ralentis, mon pas s’alourdit, je suis revêtue d’une charge énorme, des branches me griffent le visage. Alors, parfois, dans un jardin, au bout d’une allée, seule sur un banc, face à la mer que j’imagine, je fais une prière d’espoir ; les mots arrivent facilement, je ne cherche pas et à peine formulés, ces mots d’amour, d’impuissance, de désespoir vont se jeter dans la mer. Il me semble que portés par les vagues, ils parviendront plus vite à leur destinataire.
Puis je deviens mère de famille, je porte toujours le désespoir en moi, ma prière, pourtant bien sincère, n’est pas exaucée ; elle le sera surement un jour ! Je n’en doute pas, un jour de brillance, un jour d’épaules nues comme le chante si bien Jean Ferrat.
Désormais je marche sur un nouveau chemin, des travaux ont changé le parcours, je ne retrouve plus la trace de mes pas. J’arrive un matin encore tôt, au bout du chemin, je suis devant une bifurcation, une route à droite, une route à gauche. Je suis indécise, laquelle choisir, et si j’allais me perdre ?
Si j’avais réfléchi un instant, si je m’étais assise sur une pierre plate, j’aurais surement opté pour le chemin que je n’ai pas choisi.
A droite sur la nouvelle route, mon regard est attiré par un foulard accroché à des feuillages ; intriguée, j’avance dans cette direction tout en surveillant le point de séparation des sentiers.
A ma grande surprise, en arrivant tout près, je constate, c’est un Foulard Hermès, posé avec élégance, par la main d’un décorateur semble-t-il.
« Tu es arrivée à temps, pour recevoir ton cadeau, c’est ton anniversaire aujourd’hui ! »
Nous étions le 3 novembre 1969
Alors, je réplique « comment sais-tu que j’aime beaucoup ces foulards ? »
« Je le sais ».
Bizarre, ai-je rêvé ou une réalité qui m’a paru normale, j’ai décroché ce carré de soie, des larmes glissaient sur l’étoffe, des larmes où la rosée du matin ; je me suis accroupie et sur le chemin j’ai plié délicatement le foulard. Les couleurs un peu tristes d’un gris terne contrastaient avec le bleu des motifs. L’ensemble fade, sans relief, la grisaille mine de plomb avalait les autres couleurs et reflétait le dessin d’un deuil à venir. D’ordinaire les couleurs de ces foulards de prix, sont toujours très chatoyantes, bien assorties délicatement, mais pour celui-ci le couturier, son chagrin dans les mains, sa tête dans les nuages, n’avait pu maitriser sa palette.
Je suis rentrée à la maison et j’ai rangé ce foulard, dans mon placard, le dernier de la pile, sous les autres foulards, pour ne plus le voir.
Le 9 décembre 1969,
Je regarde deux fourmis qui avancent côte à côte, pourquoi m’ont-elles semblé heureuses, complices, un peu comme deux enfants qui s’aiment ; et subitement, tout au fond de l’horizon, le ciel change de couleur. Un noir effrayant, un monstre qui s’avance, qui est sur nous.
J’ai crié, j’ai voulu dire « mettez-vous à l’abri » mais personne ne m’entendait, les gens continuaient à rire.
Une tornade immense, terrifiante me soulève de terre pour me jeter contre les arbres, je suis au centre du tourbillon, aveuglée par les branchages déchiquetés. La force du vent arrache les pierres des maisons, ces pierres qui solidifient les habitations et ont pour mission, ce jour, de me détruire ......
Je n’offre aucune résistance, j’accepte soulagée, je ne sens plus rien, je ferme les yeux et là je comprends, c’est une certitude, « je dis enfin, c’est fini ».
Les années se sont écoulées, doucement le chagrin s’est éloigné.
Je ne le savais pas encore, je commençais à l’entrevoir, le début d’un enfer prit place dans ma maison, il commença un autre travail de destruction.
Depuis ce jour-là, je l’ai compris très vite, plus aucun son ne sortit de ma bouche ; j’ai vécu muette, en compensant par une vie extérieure plus riche, une vie d’échanges, de rencontres, d’amour, une vie particulièrement généreuse.
Je n’ai jamais porté ce foulard, annonciateur du malheur.
Si je n’ai jamais pu l’ensevelir c’est faute de ne pas avoir trouvé un endroit idéal pour une sépulture décente. J’aurais écrit sur sa tombe
« un Cadeau pour un Malheur »
Je ne peux pas l’offrir,
Ni le fouler à mes pieds
Je ne peux plus le regarder
Je ne le porterai jamais.
En souvenir de ton anniversaire
31 juillet 1945, Jour de joie
31 juillet 2012, Jour de chagrin
Danielle DARMON
5 Août 2012