LE MUR de mon DENTISTE !
Lundi dernier il faisait beau, l’air était léger, j’avais rendez-vous chez mon Dentiste. Comme d’habitude, j’avais pris l’autobus 62, ce même transport utilisé pendant des années pour me rendre à mon bureau.
Toujours en avance, j’ai horreur d’arriver en retard à un rendez vous, trop respectueuse du travail d’autrui.
Je vous l’affirme, rien, vraiment, rien ne laissait présager ce qui allait m’arriver ce jour-là.
Donc, en avance, Salle d’Attente et selon les consignes du Médecin, j’enfile des SUR chaussures en plastic bleu, pour éviter la propagation des microbes puis je passe aux toilettes pour me laver soigneusement les mains ; et là, au-dessus du lavabo, je suis attirée par un beau carrelage. Je me recule un peu, pour apercevoir, sur le mur au-dessus, d’un brun marron glacé, une phrase inscrite en jolis caractères :
« ETANT DONNE UN MUR,
QUE SE PASSE-T-IL DERRIERE ? »
Jean Tardieu
J’en ai le souffle coupé, je tremble, instantanément, je suis hypnotisée. Je l’ai souvent dit, je suis une éponge à mots, j’absorbe, et je restitue immédiatement, si j’en ai la possibilité, sinon les mots s’installent dans ma bibliothèque personnelle, pour un usage ultérieur, le tout inconsciemment.
En une minute, je deviens très nerveuse, je me pose mille questions, que signifie ce texte, pourquoi avoir gravé ces lettres... j’attends avec impatience mon tour pour obtenir du Dentiste son histoire, cette phrase, que cache t-elle ? J’en ai bien une petite idée mais j’attends la vérité.
Enfin, c’est à moi et j’attaque d’emblée : « avant de me parler de mes dents, la phrase ....dans vos toilettes, c’est étonnant.... une émotion très violente, expliquez-moi, SVP, votre aventure, l’histoire de votre mur.... d’accord vous avez des patients qui attentent derrière moi, je suis prête à laisser ma place.
Le Dr R. a du mal à retenir un rire étranglé, et moi je prends ce retard à parler, pour un accord à me dévoiler un récit incroyable.
Il n’a pas le temps de dire que j’enchaîne « et d’abord c’est qui ce Jean Tardieu, comment se fait-il.....jamais entendu parler ?
Je m’arrête enfin pour laisser parler mon Dentiste qui m’annonce :
- Mais je n’en sais rien !
- Comment rien, vous l’avez bien choisit pour quelque chose ? Qui est-ce Jean Tardieu ?
- Je ne sais pas !!
- Vous vous moquez de moi, comment, vous êtes dans votre Cabinet et vous ignorez tout, ce n’est pas possible !!
- Mais oui je suis dans mon Cabinet, mais je l’ai racheté à un autre Dentiste et c’est lui qui a décoré les toilettes (coup de grâce, je m’attendais à tout sauf à ça).
J’allais lui demander le n° de téléphone de son prédécesseur, mais j’ai entendu un petit avertisseur dans ma tête STOP, ça suffit.... Alors, déçue, comme vous ne pouvez imaginer, je me suis effondrée sur le fauteuil et je me suis laissé faire, anesthésie, etc. .... L’échec était trop rude, si près du but avoir raté une explication pas banale, magnifique !
Je n’ai plus rien senti, mes dents sont devenues secondaires, un coma littéraire, qui m’a permis d’entendre une radio qui jouait des airs connus et d’apercevoir mon Médecin, grand, mince, allure sportive, dans un Bal populaire dansant un rock endiablé ! Je n’avais pas remarqué, il portait une queue de cheval .....
Voilà ! C’est fini pour aujourd’hui ; donc, prochain RV lundi, même heure.
Je sais que la semaine prochaine, je glisserai dans mon sac, mon appareil de photos, sans demander la permission, en cachette, je prendrai quelques clichés pour comprendre pourquoi, une simple phrase, certes pas ordinaire, peut déclencher en moi, un amour fou des mots, une histoire.....
Morosité, je rentre à la maison, le cœur gros, avec un sentiment de « manque ». Mais, quand je suis interpellée d’une façon aussi pressante, je ne renonce jamais et j’échafaude des plans, façon Sherlock Holmes, pour le prochain rendez-vous.
La journée se passe sans entrain, je ne me confie à personne, sait-on jamais !!
Et comme d’habitude, après diner, je vais retrouver mon Mac et lui demander de l’aide :
Procédons par ordre, d’abord
Jean TARDIEU 1903-1995
(zut, j’aurais pu le connaître, tellement plus simple d’aller à la source)
Ecrivain et poète français
Auteur dramatique.
Ce n’est pas assez fourni pour moi, je continue mes recherches mais je m’éparpille et le lendemain je fais un saut à la Médiathèque de mon quartier ; plusieurs livres, une bibliothécaire s’en mêle, consulte son Catalogue pour finir par trouver un seul livre sur Jean Tardieu, mais qui n’est pas recensé dans le 15ème arr.
Devant mon amertume, « ne vous inquiétez pas, je vous le fais rentrer, vous l’aurez dans deux jours, il est à la Réserve Centrale ; je vous contacte dès qu’il est ici !
Et elle ajoute, quand on fait des recherches, on commence petit et on progresse, ne vous découragez pas ! » Et me voilà élevée au rang de Maître de Recherche en Littérature. Quelle promotion !
C’est mieux que rien et de nouveau le soir je travaille dans ma chambre ; mon écran est moins vif, un peu terne ; tout à coup j’entends un bruit inhabituel, je me retourne, le mur solide derrière moi se met à frissonner à la façon d’un étang sur lequel j’aurais lancé un gros caillou. La surface du mur irisée, se met à onduler pour laisser apparaître un couloir, qui m’invite soudain à avancer.
Un peu hésitante, je m’interroge, comment se fait-il, je ne me suis jamais aperçue que ma chambre communiquait avec un autre appartement ? Bizarre, aucun bruit !
J’avance, doucement, prudente, démarche souple et silencieuse d’un tigre, prêt à bondir sur sa proie. Tout au bout de ce couloir, des portes fermées. J’hésite un peu inquiète, qui peut bien habiter ici, ai-je le droit de pénétrer dans cette maison ?
Puis tranquillement, rassurée, je choisis une porte particulière, capitonnée. La main sur la poignée, j’ouvre doucement.
Une pièce spacieuse, monumentale, des baies vitrées jusqu’au plafond, sur trois côtés, laissent apparaître un paysage grandiose, la Mer somptueuse, qui s’étale autour de la pièce et s’étend à perte de vue. Les vagues ne sont pas uniformes, des petites comme un clapotis semblent jouer sur le sable avec les coquillages et tout à coup, venues du fond de l’horizon, des vagues en furie, immenses, dressées, qui arrivent au bord de la plage en traînant derrière elles une robe d’écume.
Une lumière à la fois douce et scintillante, baigne l’ensemble du paysage étrange, venu d’ailleurs.
Derrière la vitre je regarde cette plage, je suis sans émotion, lisse ; un léger papillon pose délicatement un sourire sur mes lèvres, je suis le témoin impassible d’un spectacle qui se joue devant moi.
Je me pose souvent, beaucoup de questions, mais là tout me paraît normal.
La mer s’est calmée pour laisser passer une foule immense, bigarrée. Je suis étonnée, je me trouve dans une drôle de situation, aucune ouverture dans la pièce, je ne peux sortir pour rejoindre ces spectateurs, mais je vois tout, j’entends tout.
Tout à coup, Ciel ! j’aperçois une silhouette familière, je vois passer Jean Tardieu, au milieu de cet auditoire, tranquille ; il faut qu’il me voie, je saute, je lui fais des grands signes :
« Alors et votre mur, où est-il ? »
Il me montre, sous son bras, un morceau de Mur, découpé grossièrement.
Je m’inquiète brusquement « avez-vous pris soin de ne pas casser la phrase, vous l’avez entièrement, j’espère ? »
« Oui, je l’ai découpé chez votre Dentiste »,
« Oh! mais il va s’apercevoir de son absence, il va me soupçonner ? »
Mais non, aucun problème, me dit Jean Tardieu, j’ai l’habitude il ne verra rien. »
Rassurée, je suis folle de joie, Jean Tardieu et sa phrase m’ont enfin retrouvé !
Par un simple geste de la main, les grandes baies vitrées s’effondrent très lentement et me libèrent. Je saute au cou de ce poète, si vous saviez toutes mes recherches....
Alors, l’auteur me suggère « vous avez tant aimé mon propos, voulez-vous lire quelques vers ? »
Vous vous en doutez, je suis ravie de faire découvrir cet auteur, à cette foule, dans un décor naturel, celui de mon enfance ;
Jean Tardieu - Par Emilie Noulet
Poètes d’aujourd’hui – Ed.SEGHERS
Les « Jean Tardieu » sont multiples : Poète, Dramaturge, Prosateur.
« Deux personnes vraiment vivent en lui, l’une à peine réelle qui se meut et parle et qui porte son nom, l’autre, beaucoup plus réelle, mais à peine entrevue, qui voudrait parler et ne peut que disparaître – toutes deux se cherchant, se quittant, se saluant... ce qui expliquerait le titre de son recueil »:
MONSIEUR MONSIEUR
C’est un livre triste.
A cause de son humour,
A cause de ses regards narquois.
Comme est triste la vérité. Et le persiflage de nos vaines ambitions.
LE TOMBEAU de MONSIEUR MONSIEUR
(1954)
Dans un silence épais
Monsieur et Monsieur parlent
C’est comme si Personne
N’avait jamais été.
Aussitôt disparu
Qui vous dis que je fus ?
Monsieur répond Monsieur,
Plus loin que vous j’irai :
Aujourd’hui ou jamais
Je ne sais si j’étais.
Le temps marche si vite
Qu’au moment où je parle
Je ne suis déjà plus
Ce que j’étais avant.
Si je parle au passé
Ce n’est pas même assez
Il faudrait je le sens
L’indicatif néant.
_ C’est vrai répond Monsieur
Sur ce mode inconnu
Je conterai ma vie
Notre vie à tous deux :
A nous les souvenirs !
Nous ne sommes pas nés
Nous n’avons pas grandi
Nous n’avons pas rêvé
Nous n’avons pas dormi
Nous n’avons pas mangé
Nous n’avons pas aimé
Nous ne sommes personnes
Et rien n’est arrivé.
AMBIGUITE
Le mort qui est en moi
S’impatiente
Il tape avec sa canne
A bras raccourcis
Il voudrait qu’on le montre
Une dernière fois.
Quand au vivant
Ça va pas mal merci
Pour le moment (1977)
(J’adore, J’adore)
RENGAINE à PLEURER
(Résigné mais clairvoyant)
J’ai beaucoup appris
Et tout entendu
Je n’ai rien compris
Et rien entendu
J’avais entrepris
J’avais entendu
Je m’étais perdu
Je m’étais repris
Puis j’ai tout perdu.
Quand ils ont compris
Que j’étais perdu
Ils m’ont attendu
Ils m’ont entendu
Ils m’ont confondu
Puis ils m’ont tout pris
Puis ils m’ont pendu.
Puis m’ayant pendu
M’ont donné un prix
Un prix de vertu.
Alors, j’ai compris :
Tout était perdu.
CONVERSATION
Sur le pas de la porte avec bonhomie)
Comment ça va sur la terre ?
_ Ça va, ça va, ça va bien.
Les petits chiens sont-ils prospères ?
_ Mon Dieu oui merci bien.
Et les nuages ?
_ Ça flotte.
Et les volcans ?
_ Ça mijote
Et les fleuves ?
_ Ça s’écoule.
Et le temps ?
_ Ça se déroule.
Et votre âme ?
_ Elle est malade
Le printemps était trop vert
Elle a mangé trop de salade.
(J’ai retrouvé cette poésie avec émotion, apprise à l’Ecole Primaire)
Jean Tardieu me remercie, fait un signe à la foule. Avant de partir, il me dit, as-tu compris ma phrase, Derrière le mur, chacun y met un peu de soi, un espace, une tranche de vie, un chagrin, une personne aimée.... Tu trouveras dans les carnets du Professeur Froeppel des explications.
Voici les explications : (Google)
Ouvres posthumes du Professeur Froeppel
Petits problèmes et travaux publics publics
L'ESPACE Etant donné un mur, que se passe-t-il derrière ?
Quel est le plus long chemin d'un point à un autre ?
Etant donné deux points A et B, situés à égale distance l'un de l'autre comment faire pour déplacer B, sans que A s'en aperçoive ?
Jean Tardieu est parti, avec un morceau de son mur, pour le mettre dans un ailleurs !!!
C’était un amoureux des mots.
Moi je reste, mélancolique, avec tout près de moi, une main dans la mienne, une voix douce qui me chuchote « Je resterai toujours près de toi.... »
« A mon bras la douceur
à ta santé amour
le monde à ton image
à la vie à la mort. »
REMERCIEMENTS
Tout d’abord, une pensée reconnaissante, a titre posthume, à Jean Tardieu.
Ma gratitude à
Marie-Claire et Pierre
pour avoir bien voulu partager généreusement, leur Chirurgien-Dentiste.
Et une mention particulière à ce Chirurgien-Dentiste :
- J’ai volé six photos de votre Mur, enfermée dans les toilettes,
- ma grande émotivité les a fait passer de mon téléphone mobile à mon appareil de photos,
là j’ai eu peur !
- Pour ne pas avoir voulu me confier votre secret, j’ai fait d’innombrables recherches,
MAIS, c’est l’essentiel, je suis arrivée à mes fins, enfin presque !
A coup sur, je n’oublierai jamais
Jean Tardieu
Et son mur !
Pour en finir Docteur, vous ne refuserez pas, cette fois-ci, de me donner une dernière information :
pouvez-vous m’indiquer si vous faites des statistiques concernant le nombre de personnes qui vous interrogent sur la phrase de Jean Tardieu ? Merci infiniment.
Evidemment, je suis :
Une éponge à mots,
Une éponge à émotions,
Une éponge à blessures,
J’ABSORBE !
Ceci expliquant cela.
Paris le 22 Juin 2011
Danielle Darmon
Un mur
des murs
Le mur que je préfère